Peut-on se sentir bien quand on ne sent pas son corps ?

Chat qui dort sur un canapé

Nos mécanismes de défense face à un stress ou un danger nous propulsent parfois « hors de notre corps », ce qui nous protège de la douleur mais nous éloigne aussi de sensations agréables. Quelles pistes pour aider à retrouver notre sensibilité ?

Qui n’a jamais été tiré de ses pensées par un choc entre le petit orteil et un sournois pied de chaise ? Bim ! On ne s’était pas rendu compte qu’on était ailleurs, mais nous étions clairement absent.e. Dans la même veine, avez-vous parfois l’impression d’être là sans être là ? De voir ce qui se passe mais de ne pas sentir grand-chose ? Nous verrons qu’il s’agit parfois d’un mécanisme de protection qui a ses avantages, certes, mais aussi un prix : il nous prive aussi des sensations agréables de « se sentir bien ». Cela dit, si vous l’avez remarqué, c’est déjà une bonne nouvelle car vous vous en rendez compte… et voici une histoire personnelle qui montre qu’on n’a pas forcément cette chance.

Quand votre serviteur est dans la Lune

L’histoire se finit bien mais elle aurait pu être moins drôle. Il était environ 20h et il faisait nuit dans les rues de Londres quand je me suis rendu compte que j’avais mis ma vie en danger. Je cherchais du regard le restaurant dans lequel mes collègues m’attendaient, « ah, le voilà » me dis-je en démarrant d’un bon pas pour les retrouver… Tout à coup je me rends compte que j’étais en plein milieu de Holloway Road, une avenue passante du quartier d’Islington. J’avais eu de la chance qu’aucun véhicule, voiture ou énorme bus rouge, ne passait en même temps que moi sinon la rencontre aurait été très désagréable.

Ce jour-là, j’ai senti très clairement ce que voulait dire « être dissocié ». Ce qui m’avait amené dans cet état était une journée de stage particulièrement éprouvante, où des difficultés tolérables avaient été amplifiées par d’autres problèmes inattendus, puis encore d’autres, et à la fin, sans m’en rendre compte, j’étais « à l’Ouest ».

Cette expérience se glissait naturellement dans ma semaine de formation, puisque celle-ci portait sur les réactions naturelles de notre organisme face au stress et au danger. Nous y parlions de ces phénomènes de dissociation, du fait d’avoir l’attention focalisée sur une zone très limitée de notre champ de vision, de ne voir que des parcelles de la situation, tout ceci prenait corps !

On comprend mieux comment notre organisme répond au danger

Ce domaine d’étude est relativement jeune puisqu’il n’a vraiment émergé que depuis les années 1980, en observant des personnes souffrant de traumatismes non pas comme des gens qu’il faudrait raisonner — l’approche ayant prouvé son inefficacité — mais plutôt comme des individus dont l’organisme avait déclenché une réponse à un danger. Pour venir en aide à ces personnes, des thérapeutes tels Peter Levine, Gabor Maté, Bessel van der Kolk ou Aline Lapierre ont appris à communiquer avec cette partie de nous qui veille à notre survie (rien que ça) et à l’aider à faire son travail. Souvent, il suffit de terminer le cycle de réponse, même de façon imaginaire, pour que les symptômes gênants diminuent beaucoup.

De fil en aiguille, ils se sont rendu compte que nous avons tous des bobos, parfois à cause d’un événement en particulier, parfois à cause d’un environnement toxique. Une différence notable est la suivante : si pour certain.e.s, ces bobos sont comme un simple accroc sur le papier peint du salon, d’autres personnes sont obligées de slalomer entre de gros meubles posés au milieu de la pièce ; afin de contourner des sensations douloureuses ou vécues comme dangereuses, on est obligé.e de se contorsionner, ce qui diminue notre aisance au quotidien, ou bien nous ferme la porte à certaines expériences même si nous les désirons.

Quand votre voisine semble un peu absent.e et manque d’allant, il se peut qu’elle soit juste à l’abri de quelque chose qui lui a fait mal. Que pouvons-nous lui apporter pour qu’elle se sente mieux ?

Quelques repères pour nous sentir mieux

Chat confiantEn tant que praticien de Somatic Experiencing (en complément de Feldenkrais), la méthode que j’ai étudiée à Londres (dans l’histoire ci-dessus), j’accompagne en séances individuelles des personnes qui ont des symptômes de traumatismes modérés.

Pour naviguer dans les différents états et s’acheminer vers plus de confort, nous avons besoin d’une carte et cette carte contient des points communs à tous les humains (et même à une grand partie des animaux) :

  • l’organisme préfère se tromper en prolongeant une réponse à un danger même s’il n’y en a plus, plutôt que de baisser la garde alors que le danger était présent,
  • de nombreux symptômes sont en fait liés à cette réponse au danger : ne plus savoir où donner de la tête, sursauter pour de petites choses, avoir une connexion moins bonne aux plaisirs et aux personnes, être à l’arrêt sans pouvoir agir, etc.
  • Enfin, pour améliorer notre situation, une bonne voie est d’étendre la zone où l’on se sent en sécurité, car l’organisme a ses propres ressources pour revenir à la normale mais elles ont besoin d’un signal que tout va bien.

En résumé : si nous sommes comme un chat inquiet, souvent il nous manque un petit encouragement pour baisser la garde et revenir à la possibilité de se reposer, de jouir du moment présent, seul.e ou avec d’autres. Comme dirait France Gall, « c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup ». Mes excuses qui vous avez cette chanson en tête pour la journée 😉

« Une vie véritable dépend des sensations d’être vivant et présent, lesquelles émergent d’un contact intime avec les états internes du corps. »       Peter Levine

 

Encourager le processus naturel de retour au bien-être

Alors comment faisons-nous pour encourager ce processus ? Dans mes cours collectifs de Feldenkrais, j’ai fait une humble tentative dont je vous livre ici quelques éléments qui m’ont guidé pour mener ces séances ; j’espère que vous pourrez les intégrer à toutes les pratiques que vous connaissez déjà, que ce soit le Yoga, le Qi-qong ou tout simplement la lecture, la cuisine ou le tricot :

  • quand on sent sur quoi on peut confier son poids, qu’on a une sensation tangible de soutien indéfectible, on peut se re-poser,
  • quand on est un peu figé tel un chat qui se demande s’il faut bondir, se cacher ou non, je prétends qu’il ne faut pas insister pour faire de grands mouvements mais qu’il est plus utile et agréable de faire de tout petits mouvements pour nous donner le choix de continuer à tenir ou de laisser se détendre. Ces tout petits mouvement sont perçus par notre organisme et il se peut que certaines tensions soient abandonnées, avec un soupir d’aise ou un bâillement, quelques délicates sensations de picotement et de tremblement peuvent aussi apparaître. Tout va bien, pour faciliter la transition, gardez à l’esprit la sensation qu’ici et maintenant, vous êtes confortablement installé.e sur le sol.
  • une fois détendu.e, on peut revenir à une respiration plus douce, s’orienter dans la pièce comme si on sortait d’un rêve et se préparer à sortir dans un jardin après quelques bâillements et étirements. C’est un moment où la dissociation cède le pas à une reconnexion avec ses sensations corporelles ; votre bienveillance à ce moment vous permettra de percevoir ce que vous ressentez, probablement des choses agréables et d’autres moins agréables, qui danseront de l’une à l’autre. Youpi ! Vous êtes sur la route pour réintégrer de petites pièces du puzzle et avoir un peu plus de couleur dans vos journées. Quand il y a des passages moins agréables, un peu de curiosité et de patience sont utiles, quand il y a des passages agréables, vous pouvez prendre aussi un peu de temps. En effet, notre attention est naturellement attirée vers les alertes (comme l’a bien compris la presse) que vers les choses qui vont bien, aussi il faut la guider doucement à rester au contact des sensations agréables quand elles se présentent.
  • Enfin, pour aller à la rencontre de l’extérieur, il est précieux de sentir ses volumes, comment on a une enveloppe qui nous délimite et nous permet de nous décontracter en sentant où nous sommes. C’est un apprentissage en soi : comment être à la fois « chez soi » et « avec les autres » ? Je suis certain que des livres entiers ont été écrits sur le sujet et nous aurons plaisir à en discuter à distance ou lors d’un atelier.

Pour en savoir plus

Mieux se sentir, se sentir mieux, 10h de Feldenkrais en audioLes enregistrements de cette série sont disponibles sur le site. Ainsi, ces séances, données semaine après semaine lors du printemps 2019, portaient le titre « Mieux se sentir – Se sentir mieux », où l’on aimerait mettre ces deux phrases dans un cercle. En effet, ce n’est pas qu’un jeu de mots : quand on est dissocié.e, on ne sent pas son corps, avec l’avantage de ne pas sentir des choses désagréables mais l’inconvénient de ne pas sentir de choses agréables. Le chemin inverse nous amène à atterrir doucement vers nos sensations corporelles et laisser l’organisme réajuster son fonctionnement vers le confort. Vous trouverez ces enregistrements sur cette page.

 

Couverture Réveiller le tigreUn livre fondateur de Peter Levine, qui donne quelques pistes pour comprendre que nous ne sommes pas faits d’un bloc mais que nous vivons dans des états différents selon que l’on se sent en sécurité ou que nous devons répondre à un danger. Aussi simple soit-elle, cette idée mérite un peu de temps pour le sentir dans sa vie courante, ce qui est une belle aventure lorsque nous ne sommes pas satisfait.e de ce qui nous est habituel. Vous trouverez les références de l’édition la plus récente en français sur cette page, et la version originale en anglais est ici.



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